Annulation d’un refus d’interdiction de circulation de poids lourds dans une voie non adaptée
Le Tribunal administratif de Limoges vient de rendre une décision instructive sur les limites des pouvoirs du maire en matière de police de la circulation. Cette affaire illustre qu’une mesure de régulation du stationnement ne peut légalement créer ou aggraver un risque pour la sécurité publique, même si elle vise à remédier à une situation antérieure désordonnée.
Par un arrêté municipal du 30 août 2004, le maire d’Ussel avait interdit la circulation des véhicules de transport de marchandises en transit de plus de 7,5 tonnes pour la traversée de l’agglomération. Cette interdiction était motivée par le danger potentiel pour les usagers et les nuisances engendrées pour les riverains.
Le 18 mars 2022, le maire adopte deux arrêtés complémentaires :
- Arrêté n° A20220318-114 : création d’une aire de stationnement pour poids lourds impasse Jean Jaurès
- Arrêté n° A20220318-115 : modification de l’arrêté de 2004 pour autoriser les poids lourds à circuler dans l’agglomération afin de rejoindre cette aire de stationnement, notamment en empruntant la rue Denis Papin
Les requérants sont des riverains. Ils demandent au maire d’abroger l’arrêté du 18 mars 2022. Le maire refuse le 25 janvier 2023. Ils contestent ce refus devant le tribunal administratif.
Le cadre juridique : les pouvoirs de police du maire
Le tribunal rappelle les fondements de la police municipale de la circulation :
Article L. 2212-2 du CGCT : la police municipale a pour objet d’assurer « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques », notamment « tout ce qui intéresse la sûreté et la commodité du passage dans les rues ».
Article L. 2213-1 du CGCT : le maire exerce la police de la circulation sur les voies à l’intérieur des agglomérations.
Article L. 2213-2 du CGCT : « Le maire peut, par arrêté motivé, eu égard aux nécessités de la circulation et de la protection de l’environnement : 1° Interdire à certaines heures l’accès de certaines voies (…) 2° Réglementer l’arrêt et le stationnement des véhicules (…) »
Ces pouvoirs s’exercent sous le contrôle du juge administratif qui vérifie que les mesures prises sont :
- Motivées par des nécessités de circulation ou de protection de l’environnement
- Proportionnées aux objectifs poursuivis
- Conformes à l’objectif général de sauvegarde de la sécurité publique
Principe fondamental : une mesure de police de la circulation ne peut légalement créer ou aggraver un danger pour la sécurité publique, même si elle vise à mieux organiser une situation existante.
L’analyse du tribunal : une erreur d’appréciation caractérisée
Le tribunal procède à une analyse concrète et minutieuse de la situation, en s’appuyant sur plusieurs sources d’information.
Le juge utilise une méthode désormais classique : la consultation de Google Street View, « accessible tant au juge qu’aux parties ».
Constat : « la configuration des lieux de cette section de la rue Denis Papin, particulièrement étroite, n’est pas adaptée à la circulation de ce type de véhicule ».
Les requérants ont fait réaliser deux constats d’huissier démontrant que :
- La rue Denis Papin est à double sens
- Des véhicules y stationnent ponctuellement
- Elle ne permet pas à un poids lourd et à un véhicule de se croiser
Le tribunal accorde une importance particulière aux témoignages : « les différentes attestations produites par les riverains, lesquelles sont particulièrement nombreuses et circonstanciées ». Elles établissent les fait suivants:
- Nuisances provoquées par l’aire de stationnement
- Plusieurs situations à risque pour la sécurité publique liées au passage des poids lourds
- Dégradation prématurée de l’état de la chaussée
Le caractère « nombreux et circonstancié » des attestations leur confère une force probante que le juge ne peut ignorer.
La commune justifiait sa décision par :
- La présence antérieure et illégale de poids lourds dans cette zone
- La nécessité de réglementer leur stationnement
- La proximité de zones d’activités économiques
Le tribunal récuse cet argumentaire :
- La zone n’est « pas une zone particulière d’activité économique »
- Elle est située « à proximité d’un restaurant de type relai routier » (allusion transparente à l’argument de détournement de pouvoir)
- La présence antérieure était illégale, donc ne peut justifier de légaliser une situation dangereuse
Le raisonnement du juge est le suivant: on ne peut invoquer des « nécessités de circulation » pour légaliser une situation illégale qui crée un danger, sous prétexte de mieux l’organiser.
La solution : annulation pour erreur d’appréciation
« En estimant que des nécessités de circulation (…) justifiait d’autoriser leur circulation pour en réglementer le stationnement, le maire de la commune d’Ussel a commis une erreur d’appréciation au regard des dispositions précitées. »
Nature du contrôle : le juge exerce un contrôle de l’erreur d’appréciation, c’est-à-dire qu’il vérifie que le maire n’a pas commis une erreur manifeste dans la pondération des intérêts en présence.
Critère retenu : la création d’un risque pour la sécurité publique ne peut être justifiée par un objectif de régulation du stationnement.
Le tribunal annule la décision du 25 janvier 2023 par laquelle le maire a refusé d’abroger l’arrêté du 18 mars 2022.
Technique contentieuse : les requérants ont contesté le refus d’abroger plutôt que l’arrêté lui-même. Cette stratégie, permise par la jurisprudence, présente l’avantage de saisir le juge d’une décision récente (le refus de 2023) plutôt que de l’arrêté initial de 2022 qui aurait pu être partiellement couvert par le délai de recours.
L’injonction d’abrogation : une conséquence nécessaire
L’article 2 du dispositif enjoint au maire d’Ussel d’abroger l’arrêté n° A20220318-115 dans un délai de deux mois, comme rendu possible par l’article L. 911-1 du code de justice administrative permettant au juge de prescrire d’office les mesures nécessaires à l’exécution du jugement.
Le tribunal rappelle un principe important : « L’effet utile de l’annulation pour excès de pouvoir du refus d’abroger un acte réglementaire illégal réside dans l’obligation, que le juge peut prescrire d’office (…), pour l’autorité compétente, de procéder à l’abrogation de cet acte afin que cessent les atteintes illégales que son maintien en vigueur porte à l’ordre juridique. »
Perspectives et portée
Les principes dégagés sont applicables à de nombreuses situations :
- Régulation du stationnement des camping-cars
- Organisation de marchés sur des voies inadaptées
- Création de zones de livraison en zone pavillonnaire
- Autorisation de circulation d’engins agricoles sur des voies étroites
Critère commun : la configuration des lieux permet-elle la circulation envisagée sans créer de danger ?
Cette décision s’inscrit dans une tendance jurisprudentielle plus large : le renforcement du contrôle du juge sur les mesures de police de la circulation.
Le juge n’hésite plus à :
- Examiner concrètement la configuration des lieux
- Utiliser des outils numériques
- Accorder du crédit aux témoignages convergents de riverains
- Annuler des mesures présentées comme techniques mais créant des dangers
Conclusion : la sécurité ne se négocie pas
Ce jugement rappelle un principe fondamental du droit de la police administrative : la sécurité publique ne peut être sacrifiée à des considérations d’organisation ou de commodité.
Le maire d’Ussel voulait résoudre un problème réel (la présence désordonnée de poids lourds) par une solution pragmatique (créer une aire dédiée). Mais en choisissant un emplacement accessible uniquement par une rue manifestement inadaptée, il a créé un danger nouveau plus grave que le désordre initial.
Le juge le rappelle fermement : on ne régularise pas l’illégalité en l’organisant quand elle crée un danger. Il fallait soit trouver un autre emplacement, soit améliorer la voirie d’accès, soit renoncer au projet.
Cette décision illustre également l’évolution des méthodes du juge administratif : consultation de Google Street View, valorisation des attestations nombreuses et circonstanciées, injonction d’abrogation quasi-automatique. Le contentieux administratif se modernise et devient plus concret, plus proche du terrain.
Pour les riverains confrontés à des mesures de police de la circulation créant des dangers, cette jurisprudence offre des outils efficaces : documenter précisément les risques, multiplier les témoignages, invoquer la configuration des lieux, demander l’abrogation puis contester le refus.
TA Limoges, 2e ch., 22 mai 2025, n° 2300467. Voir aussi TA Limoges, 2e ch., 22 mai 2025, n° 2201282.