
Harcèlement moral d’un fonctionnaire en raison d’affectations multiples
Dans un jugement rendu le 6 novembre 2024, le Tribunal administratif de Melun condamne la commune de Chaumes-en-Brie pour harcèlement moral à l’encontre d’une agente administrative. Cette décision illustre comment des décisions de gestion apparemment légitimes peuvent, par leur accumulation et leur absence de justification, caractériser un harcèlement moral engageant la responsabilité de la collectivité.
Les faits : un enchaînement de décisions inexpliquées
La requérante, adjointe administrative recrutée en novembre 2014 par la commune de Chaumes-en-Brie, a été confrontée à une succession de modifications de ses conditions de travail sur une courte période.
Trois changements d’affectation en deux mois
– Suite à un entretien avec sa hiérarchie du 23 juin, l’agente est informée qu’elle sera affectée à un poste partagé entre la direction de l’administration générale et celle de l’urbanisme à compter du 6 juillet.
–Une note de service modifie déjà cette décision : elle est finalement affectée exclusivement à la direction de l’urbanisme. Selon ses déclarations, ce poste comportait une charge de travail insuffisante pour un temps plein.
– Alors qu’elle est en arrêt maladie et n’a même pas encore pris son poste à l’urbanisme, elle reçoit un courrier l’affectant à un nouveau poste « d’assistante polyvalente au service des élus et de l’administration générale ». Dans les faits, ce poste se limitait à des tâches de numérisation et d’archivage sur un ordinateur sans accès internet ni intranet.
Des horaires systématiquement décalés
Chaque nouvelle affectation s’accompagnait de changements d’horaires, systématiquement décalés par rapport à ceux du reste de l’équipe administrative. L’agente se retrouvait ainsi contrainte de travailler seule dans les locaux de la mairie, y compris lorsque celle-ci était fermée au public.
Un obstacle injustifié à la reprise de fonctions
La requérante informe la commune de son intention de reprendre ses fonctions le 1er décembre, à l’issue d’un arrêt maladie de plus de deux mois.
La commune lui répond qu’elle doit préalablement :
- Fournir un certificat d’aptitude de son médecin spécialiste
- Se soumettre à une expertise chez un second spécialiste mandaté par la commune
- Consulter le médecin de prévention
Le 1er décembre, lorsque l’agente se présente malgré tout à son poste, le maire et sa hiérarchie l’empêchent physiquement d’accéder à son bureau. Les rendez-vous médicaux imposés sont ensuite reportés à deux reprises sans justification.
L’agente ne pourra finalement reprendre son poste que le 12 janvier 2021, après que trois médecins (son médecin spécialiste, celui mandaté par la commune et le médecin de prévention) l’ont tous déclarée apte sans restriction.
Des outils de travail inadaptés
De janvier à mars 2021, l’ordinateur mis à disposition de l’agente n’était connecté ni à internet ni à l’intranet de la commune, limitant drastiquement ses possibilités de travail.
Face à cette situation, l’agente a demandé le bénéfice de la protection fonctionnelle et une indemnisation, demandes rejetées par décision du 30 mars 2021.
Le cadre juridique du harcèlement moral dans la fonction publique
Les textes applicables
L’article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 (désormais codifié à l’article L. 133-2 du Code général de la fonction publique) prohibe les agissements répétés de harcèlement moral « qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de l’agent, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».
La charge de la preuve : un mécanisme protecteur
Le tribunal rappelle le régime probatoire spécifique du harcèlement moral :
Pour l’agent : Il doit soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l’existence d’un harcèlement.
Pour l’administration : Elle doit produire une argumentation démontrant que les agissements sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement.
Pour le juge : Il forge sa conviction au vu de ces échanges contradictoires et peut ordonner toute mesure d’instruction complémentaire en cas de doute.
Les critères d’appréciation
Le juge doit tenir compte des comportements respectifs de l’autorité mise en cause et de l’agent s’estimant victime.
Principe fondamental : Pour être qualifiés de harcèlement moral, les agissements doivent excéder les limites de l’exercice normal du pouvoir hiérarchique.
Limite admise : Une diminution des attributions justifiée par l’intérêt du service, en raison d’une manière de servir inadéquate ou de difficultés relationnelles, n’est pas constitutive de harcèlement moral, dès lors qu’elle n’excède pas ces limites.
L’analyse du tribunal : une absence totale de justification
L’échec de la défense de la commune
Le tribunal constate que la commune ne présente aucune argumentation de nature à démontrer que les agissements seraient justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement.
Sur les changements d’affectation :
- Aucune justification de la nécessité de modifier les fonctions précédemment assignées
- Aucune explication sur l’affectation à la direction de l’urbanisme
- Aucune motivation sur la création du nouveau poste d’assistante polyvalente
- Aucune démonstration de la réalité des missions sur ce dernier poste
- Aucune justification de l’affectation exclusive à des tâches d’archivage
Sur les changements d’horaires :
- Aucun élément d’explication sur la nécessité de maintenir l’agente dans les locaux en dehors des horaires d’ouverture et de la présence des collègues
Sur les examens médicaux supplémentaires :
- Aucune disposition réglementaire ne les imposait
- Aucun élément circonstancié ne laissait présumer une inaptitude de l’agente
- La commune invoque vaguement la nécessité de s’assurer de l’aptitude, sans plus de précision
Sur les outils de travail défectueux :
- Le maire évoque avoir cherché à résoudre le problème de connexion, mais cet élément isolé n’explique pas la durée de la situation (trois mois)
L’argument inopérant de la commune
La commune tente de se prévaloir du fait que l’agente aurait alerté les élus sur la dégradation de ses conditions de travail, suggérant un manquement au devoir de réserve.
Le tribunal balaie cet argument : cette circonstance, dont il n’est pas établi qu’elle constitue un manquement au devoir de réserve, n’a pas pour effet d’exonérer la commune de ses manquements.
Cette position est importante : elle signifie qu’un agent victime de harcèlement peut légitimement alerter les élus sans que cela puisse être retenu contre lui.
La faute caractérisée
Le tribunal conclut que les faits de harcèlement moral doivent être tenus pour établis et constituent une faute de nature à engager la responsabilité de la commune.
L’évaluation des préjudices : une indemnisation mesurée
Le tribunal alloue 1 000 euros au titre du préjudice moral, alors que la requérante en sollicitait 12 000.
Les éléments pris en compte :
- L’altération de l’état de santé de l’agente (matérialisée par son arrêt de travail)
- La dégradation de ses conditions de travail
- La nature des faits retenus
- La période en cause (du 25 juin 2020 au 31 mars 2021, soit environ 9 mois)
Une indemnisation symbolique : Ce montant de 1 000 euros peut paraître modeste au regard de la gravité des faits retenus. Il reflète néanmoins une approche classique des juridictions administratives en matière de harcèlement moral, privilégiant une indemnisation mesurée du préjudice moral lorsque l’agent n’établit pas de préjudices financiers ou professionnels durables.
La protection fonctionnelle : annulation et injonction
Le fondement juridique
L’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 (désormais articles L. 134-1 et suivants du Code général de la fonction publique) impose à la collectivité de protéger le fonctionnaire « contre les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages dont il pourrait être victime sans qu’une faute personnelle puisse lui être imputée ».
La collectivité est également tenue de réparer le préjudice qui en résulte.
L’erreur d’appréciation de la commune
En refusant le bénéfice de la protection fonctionnelle à Mme A., la commune a commis une erreur d’appréciation de sa situation au regard des textes applicables.
Conséquence : La décision de refus du 30 mars 2021 est annulée.
L’injonction : un délai d’un mois
Le tribunal enjoint à la commune d’accorder à Mme A. le bénéfice de la protection fonctionnelle dans le délai d’un mois à compter de la notification du jugement.
Portée pratique : Cette injonction contraint la commune à prendre en charge :
- Les frais d’avocat de l’agente pour se défendre contre les agissements de harcèlement
- Les éventuels frais médicaux ou psychologiques liés aux conséquences du harcèlement
- L’assistance juridique pour toute procédure en lien avec ces faits
Les enseignements pratiques de cette décision
Pour les agents victimes de harcèlement
1. Documenter méticuleusement tous les agissements
Mme A. a pu s’appuyer sur :
- Les courriers et notes de service relatifs aux changements d’affectation
- Les échanges de courriels concernant sa reprise de fonctions
- Les certificats médicaux attestant de son aptitude
- Les témoignages sur ses conditions de travail
Cette documentation a été déterminante pour établir la matérialité des faits.
2. Ne pas hésiter à solliciter la protection fonctionnelle
Même si la demande initiale a été rejetée, le tribunal a reconnu que le refus était illégal et a enjoint à la commune de l’accorder. La protection fonctionnelle permet la prise en charge des frais de défense, ce qui est essentiel.
3. Formuler une demande indemnitaire préalable détaillée
Mme A. avait adressé une demande préalable le 25 mars 2021. Cette étape est obligatoire avant toute action contentieuse et permet de fixer le cadre du litige.
4. Bien identifier et chiffrer ses préjudices
En l’espèce, l’absence de perte de rémunération a conduit au rejet du préjudice financier. Il convient donc de :
- Distinguer clairement chaque chef de préjudice
- Les quantifier précisément
- Les justifier par des pièces (certificats médicaux, attestations, factures)
5. Ne pas se laisser intimider par les conclusions reconventionnelles
La tentative de la commune de faire condamner l’agente pour abus du droit d’agir a échoué. Les tribunaux protègent le droit des agents à faire valoir leurs droits.
Pour les collectivités territoriales
1. Justifier systématiquement les décisions de gestion
L’échec de la défense de la commune tient à l’absence totale de justification des mesures prises. Toute décision affectant les conditions de travail d’un agent doit être :
- Motivée par l’intérêt du service
- Documentée et expliquée
- Proportionnée à l’objectif poursuivi
2. Respecter scrupuleusement les règles de reprise après arrêt maladie
La commune a imposé des examens médicaux non prévus par les textes, retardant de plus d’un mois la reprise de l’agente alors que son médecin l’avait déclarée apte.
Les règles applicables :
- Après un arrêt de maladie ordinaire, l’agent reprend ses fonctions sur présentation d’un certificat médical d’aptitude
- Le médecin de prévention peut être consulté mais ne peut retarder la reprise
- Une visite de reprise est obligatoire uniquement après certains types d’absence (congé de longue maladie, congé de longue durée, absence pour raison de santé d’au moins 30 jours)
3. Fournir des outils de travail adaptés
Affecter un agent à un poste sans lui donner les moyens d’exercer ses missions (en l’espèce, un ordinateur sans accès internet ni intranet pour des tâches d’archivage numérique) est constitutif de harcèlement.
4. Éviter les changements d’affectation rapprochés et non justifiés
Trois changements en deux mois, sans justification et sans que l’agent ait même pris son nouveau poste, constituent un signal d’alerte évident pour le juge.
5. Ne pas isoler un agent du reste du service
Imposer des horaires décalés privant l’agent de tout contact avec ses collègues, sans justification par l’intérêt du service, est un élément caractérisant le harcèlement.
Comparaison avec d’autres jurisprudences
Cette décision s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle constante reconnaissant le harcèlement moral dans la fonction publique sur la base d’une accumulation de décisions de gestion injustifiées.
Les montants d’indemnisation restent généralement modestes en l’absence de préjudice professionnel durable (licenciement, rétrogradation) ou de pathologie grave établie médicalement.
Les juridictions sont particulièrement attentives à :
- La multiplicité et la rapidité des changements de situation
- L’isolement de l’agent
- Les obstacles mis à l’exercice normal des fonctions
- L’absence de justification par l’intérêt du service
TA Melun, 5e ch., 6 nov. 2024, n° 2105494.