Distinction entre suspension conservatoire et sanction disciplinaire déguisée dans la fonction publique
Le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rendu, le 23 octobre 2025, un jugement n° 2205645 qui illustre parfaitement les difficultés probatoires auxquelles se heurtent les agents publics lorsqu’ils invoquent le moyen tiré de la sanction disciplinaire déguisée. Cette décision, rendue dans le contexte d’une suspension de fonctions d’un enseignant contractuel, offre l’occasion d’analyser les contours d’une notion centrale du contentieux de la fonction publique.
Le critère jurisprudentiel de la sanction déguisée
La notion de sanction disciplinaire déguisée repose sur un critère jurisprudentiel désormais bien établi. Le tribunal rappelle qu’une mesure revêt ce caractère lorsque deux conditions cumulatives sont réunies. D’une part, il doit en résulter une dégradation de la situation professionnelle de l’agent concerné. D’autre part, la nature des faits qui ont justifié la mesure et l’intention poursuivie par l’administration doivent révéler une volonté de sanctionner cet agent.
Cette définition met en lumière le caractère exigeant du critère. La simple constatation d’une dégradation objective de la situation professionnelle ne suffit pas. Il faut également démontrer l’existence d’une intention punitive de l’administration, ce qui constitue le véritable cœur du contentieux. Cette exigence cumulative explique le faible taux de succès des moyens fondés sur la sanction déguisée dans le contentieux administratif.
L’élément intentionnel, clé de voûte du contrôle juridictionnel
L’apport majeur de la décision du tribunal de Cergy-Pontoise réside dans son analyse de l’élément intentionnel. Le juge ne se contente pas de constater que l’agent a été privé de travail et que sa situation professionnelle s’est dégradée. Il recherche si l’administration a utilisé le mécanisme de la suspension conservatoire pour contourner les garanties de la procédure disciplinaire.
En l’espèce, le tribunal a écarté le moyen en estimant qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier que l’administration aurait eu l’intention de sanctionner l’agent. Cette appréciation s’appuie sur l’analyse de la finalité poursuivie par la mesure. Dès lors que la suspension vise uniquement à préserver l’intérêt et le bon fonctionnement du service en écartant temporairement un agent en attendant qu’il soit statué disciplinairement ou pénalement sur sa situation, elle ne constitue pas une sanction déguisée. Surtout, les faits de l’espèce (attitude déplacé envers des élèves, relevés par plusieurs d’entre eux) justifiaient pleinement une mesure conservatoire objectivement fondée.
Cette décision établit donc une présomption de légitimité des mesures conservatoires. L’administration n’a pas à démontrer positivement qu’elle n’avait pas d’intention punitive. C’est à l’agent qui conteste la mesure de rapporter la preuve d’une telle intention, ce qui constitue un obstacle probatoire considérable. Cependant, les faits d’espèce permettait de supporter cette présomption; une telle présomption n’existe pas ab initio et dépend en grande partie des faits fondant la sanction.
Si le tribunal n’a pas identifié d’intention punitive dans l’affaire examinée, la jurisprudence administrative a progressivement dégagé certains indices susceptibles de caractériser une sanction déguisée. La disproportion manifeste entre les faits reprochés et la durée ou l’intensité de la mesure constitue un premier indicateur. Une suspension particulièrement longue ou renouvelée de manière systématique sans qu’aucune procédure disciplinaire ne soit engagée peut révéler une volonté d’évincement définitif de l’agent plutôt qu’une simple mesure conservatoire.
L’absence de diligences de l’administration pour faire avancer la procédure disciplinaire ou pénale censée justifier le maintien de la suspension constitue un autre élément révélateur. Si l’administration maintient l’agent écarté du service sans progresser dans l’examen de sa situation, le juge peut en déduire que la mesure poursuit en réalité un objectif punitif plutôt que conservatoire.
Les déclarations ou correspondances émanant de l’administration peuvent également trahir une intention de sanctionner. Des propos manifestant une volonté de se débarrasser définitivement de l’agent ou exprimant un jugement définitif sur sa culpabilité avant toute procédure contradictoire peuvent constituer des indices d’un détournement de la finalité conservatoire.
La décision du tribunal de Cergy-Pontoise illustre une distinction fondamentale en droit administratif, celle entre les conséquences objectives d’une mesure et l’intention subjective qui l’anime. Une mesure administrative peut produire des effets défavorables significatifs pour l’agent sans pour autant constituer une sanction déguisée si elle répond à sa finalité légale.
Cette approche se justifie par la nécessité de préserver l’efficacité de l’action administrative. Les mesures conservatoires constituent un instrument essentiel de gestion des situations d’urgence dans la fonction publique. Si toute dégradation de la situation professionnelle devait être qualifiée de sanction, l’administration serait privée de la possibilité d’écarter temporairement un agent lorsque l’intérêt du service l’exige, ce qui pourrait porter atteinte au bon fonctionnement des services publics.
Le juge opère donc une distinction entre la sanction, qui a pour objet de punir un comportement fautif dans le respect des garanties disciplinaires, et la mesure conservatoire, qui vise uniquement à protéger l’intérêt du service en attendant une décision définitive. Cette distinction conceptuelle explique pourquoi la privation d’activité résultant d’une suspension ne suffit pas à caractériser une sanction déguisée.
Face à la difficulté de démontrer une intention punitive, les agents publics peuvent néanmoins s’appuyer sur le respect des garanties procédurales attachées aux mesures conservatoires. Dans le contentieux de la suspension de fonctions, ces garanties comprennent notamment le délai dans lequel l’administration doit statuer définitivement sur la situation de l’agent et les règles relatives au maintien de la rémunération.
En effet, au-delà d’un certain délai, l’agent doit percevoir l’intégralité de sa rémunération sauf poursuites pénales en cours. Cette règle protège l’agent contre une prolongation indéfinie de la retenue sur traitement. Si l’administration maintient la suspension au-delà des délais légaux sans engager de procédure disciplinaire ni justifier de poursuites pénales, le juge peut y voir un indice d’utilisation abusive du mécanisme conservatoire.
De même, l’absence totale de motivation d’une mesure pourtant présentée comme conservatoire, l’utilisation répétée de telles mesures à l’égard d’un même agent, ou encore le refus systématique de réintégrer un agent malgré l’absence de poursuites disciplinaires ou pénales peuvent constituer des éléments permettant de caractériser un détournement de la finalité conservatoire.
La notion de sanction disciplinaire déguisée demeure une arme contentieuse difficile à manier pour les agents publics en raison de l’exigence cumulative de conditions objectives et subjectives. La décision confirme la rigueur du contrôle juridictionnel en ce domaine et rappelle que la simple dégradation de la situation professionnelle ne suffit pas à caractériser une sanction déguisée. Seule la démonstration d’une intention punitive de l’administration, révélée par des éléments probants, permet de qualifier ainsi une mesure formellement présentée comme conservatoire. Cette jurisprudence exigeante préserve l’efficacité de l’action administrative tout en maintenant un contrôle juridictionnel effectif sur les dévoiements potentiels du pouvoir conservatoire.
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