
Mineur isolé : le refus de signer un contrat d’apprentissage constitue une atteinte grave à une liberté fondamentale
Le juge des référés du Tribunal administratif de Nîmes a rendu le 4 novembre 2024 une ordonnance protectrice concernant le droit à la formation d’un mineur non accompagné. Cette décision illustre les obligations qui pèsent sur les conseils départementaux lorsqu’ils exercent l’autorité parentale sur des mineurs isolés étrangers.
Les faits : une course contre la montre avant la majorité
Un ressortissant malien né le 15 novembre 2006, arrive en France en août 2023. Il est pris en charge par le conseil départemental du Gard du 11 septembre au 5 octobre 2023.
Par ordonnance du 16 septembre 2024, le juge des enfants du tribunal judiciaire de Nîmes le confie provisoirement à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) du Gard jusqu’au 15 novembre 2024, soit jusqu’à sa majorité. Parallèlement, le juge ordonne une expertise documentaire de son extrait d’acte de naissance.
Le requérant trouve un contrat d’apprentissage avec le CFA « Purple Campus » pour préparer un CAP Commercialisation et Services en Hôtel Café Restaurant. Le contrat est régularisé le 17 octobre 2024. Le conseil départemental refuse de signer ce contrat d’apprentissage, bloquant ainsi la formation du jeune homme à quelques jours de sa majorité. Le requérant saisit le juge des référés le 31 octobre 2024 sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (référé-liberté).
Le référé-liberté : une procédure d’urgence exceptionnelle
L’article L. 521-2 du code de justice administrative permet au juge des référés d’ordonner, dans un délai de 48 heures, toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale lorsqu’une autorité administrative y porte une atteinte grave et manifestement illégale.
Trois conditions cumulatives doivent être justifiées :
- Une urgence particulière
- Une atteinte à une liberté fondamentale
- Une atteinte grave et manifestement illégale
Le requérant invoque plusieurs textes protégeant le droit à l’éducation et à la formation :
- Le treizième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture »
- L’article 2 du premier protocole additionnel à la CEDH : droit à l’instruction
- La Convention internationale des droits de l’enfant : intérêt supérieur de l’enfant
- Les articles L. 111-1, L. 131-1 et L. 122-2 du code de l’éducation
La position du conseil départemental : un argument technique
À l’audience, le conseil départemental, justifie son refus par l’impossibilité d’ouvrir un compte bancaire au nom du requérant, préalable indispensable à la signature du contrat d’apprentissage. Motif invoqué : l’expertise documentaire ordonnée par le juge judiciaire priverait le département du document d’identité original nécessaire aux démarches bancaires.
L’analyse du juge : une protection renforcée des mineurs isolés
Le juge constate que la condition d’urgence est remplie « eu égard à la proximité de la majorité du requérant » (15 novembre 2024) et à « l’obstacle que constitue la décision de refus de signature de son contrat d’apprentissage à toute poursuite de sa formation et à l’obtention d’un emploi ».
Appréciation pragmatique : dans quelques jours, le requérant deviendra majeur et sortira du dispositif de protection de l’ASE. Sans contrat d’apprentissage, il se retrouvera sans formation, sans emploi, sans ressources et sans hébergement. L’urgence est donc retenue.
Le juge rappelle le principe jurisprudentiel fondamental :
« La privation pour un enfant, notamment s’il souffre d’isolement sur le territoire français, de toute possibilité de bénéficier d’une scolarisation ou d’une formation scolaire ou professionnelle adaptée, selon les modalités que le législateur a définies afin d’assurer le respect de l’exigence constitutionnelle d’égal accès à l’instruction, est susceptible de constituer une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. »
Le juge développe un raisonnement en trois temps :
a) La qualité de représentant légal
Le requérant a été confié à l’aide sociale à l’enfance du département Gard jusqu’à sa majorité qui interviendra le 15 novembre 2024. Ce service se trouve ainsi chargé des actes relevant de l’autorité parentale et en particulier de la signature des contrats d’apprentissage, en sa qualité de représentant légal. »
Principe posé : lorsqu’un mineur est confié à l’ASE, le conseil départemental exerce l’autorité parentale et doit accomplir tous les actes nécessaires à son éducation et sa formation.
b) L’obstacle créé par le refus
« Par sa décision refusant de signer le contrat d’apprentissage du requérant, le président du conseil départemental du Gard fait obstacle à ce que l’intéressé puisse :
- Poursuivre sa scolarité
- Acquérir une formation professionnelle
- Honorer l’emploi qui lui est proposé en contrat d’apprentissage »
Triple préjudice : éducatif, professionnel et économique.
c) Le rejet de l’argument de l’expertise documentaire
Le juge balaie l’argument du département en deux temps :
- L’expertise n’affecte pas la responsabilité : « La circonstance qu’une expertise documentaire ait été ordonnée sur ses documents d’identité est sans incidence sur les obligations du conseil départemental à son égard dès lors qu’à la date où il est statué M. Koita est toujours confié à l’aide sociale à l’enfance et ce jusqu’à sa majorité par décision du juge des enfants (…) devenue définitive. »
- L’argument factuel est infondé : « Il ressort des échanges des parties que le document d’identité est en possession du requérant et qu’ainsi il demeure accessible pour d’éventuelles démarches bancaires, à les supposer nécessaires. »
Le dispositif : des mesures exceptionnellement contraignantes
1. La suspension du refus
« Le refus du président du conseil départemental de signer le contrat d’apprentissage de M. X est suspendu. »
Effet : neutralisation immédiate de la décision de refus.
2. L’injonction de signature avec astreinte
Dispositif central : « Il est enjoint au président du conseil département de signer le contrat d’apprentissage établi entre l’intéressé et le CFA « Purple Campus » et Hôtel d’Ales régularisé le 17 octobre 2024 dans un délai de deux jours à compter de la notification de la présente ordonnance sous astreinte de 200 euros par jour de retard. »
Triple caractère exceptionnel :
- Injonction positive : le juge n’ordonne pas un simple réexamen, mais la signature du contrat
- Délai très court : deux jours (contre cinq dans l’affaire de l’instruction en famille analysée précédemment)
- Astreinte dissuasive : 200 euros par jour de retard
Cette astreinte, demandée par le requérant dans ses conclusions, est justifiée par l’avocat à l’audience par « l’intervention imminente de la majorité de son client ».
Conclusion : l’intérêt supérieur de l’enfant prime sur les difficultés administratives
Cette ordonnance rappelle un principe fondamental : lorsqu’un conseil départemental exerce l’autorité parentale sur un mineur, il doit accomplir tous les actes nécessaires à son éducation et sa formation, sans pouvoir se retrancher derrière des difficultés administratives.
L’expertise documentaire, même ordonnée par un juge, ne suspend pas l’exercice de l’autorité parentale et ne dispense pas le département de ses obligations tant que le placement est effectif.
La proximité de la majorité crée une urgence particulière : c’est avant 18 ans qu’il faut préparer l’insertion professionnelle, pas après. Refuser de signer un contrat d’apprentissage à quelques jours de la majorité revient à condamner le jeune à la précarité.
Le juge administratif n’hésite plus à prononcer des injonctions contraignantes, assorties d’astreintes, pour contraindre les départements à respecter leurs obligations envers les mineurs isolés.
Cette décision, rendue en 48 heures comme l’impose la procédure du référé-liberté, témoigne de la réactivité du juge administratif face aux atteintes aux droits fondamentaux des mineurs les plus vulnérables.
Pour les praticiens, elle confirme que le référé-liberté est un outil efficace pour faire cesser rapidement les blocages administratifs qui compromettent l’avenir des mineurs non accompagnés.
TA Nîmes, 4 nov. 2024, n° 2404236.