Sanctions disciplinaires des enseignants : entre proportionnalité et respect du principe de non-rétroactivité
Dans un arrêt n° 24NT02360 du 28 octobre 2025, la Cour administrative d’appel de Nantes s’est prononcée sur une affaire particulièrement délicate concernant la sanction disciplinaire d’un professeur des écoles condamné pénalement pour violences volontaires sur un élève. Cette décision offre l’occasion d’analyser deux questions fondamentales du droit disciplinaire des agents publics : d’une part, l’appréciation de la proportionnalité d’une sanction d’exclusion temporaire de fonctions et, d’autre part, l’application du principe de non-rétroactivité des décisions administratives.
L’affaire trouve son origine dans des faits particulièrement graves. Un professeur des écoles, également directeur d’établissement, a été condamné le 6 avril 2022 par le tribunal correctionnel de Coutances pour des violences volontaires commises sur un élève âgé de 10 ans. Ces violences, qui se sont reproduites durant plusieurs mois entre octobre 2020 et février 2021, comprenaient des coups de règle au visage, des coups de cahier sur la tête, ainsi que des propos intimidants. L’enfant victime a dû changer d’établissement en mars 2021 et a nécessité une prise en charge urgente par un centre médico-psychologique pendant cinq mois.
À la suite de cette condamnation pénale, l’administration a engagé une procédure disciplinaire. La rectrice de l’académie de Normandie a d’abord prononcé, le 15 décembre 2022, la résiliation du contrat de l’enseignant. Cette première sanction a fait l’objet d’un recours devant le tribunal administratif de Caen, dont le juge des référés a suspendu l’exécution le 14 mars 2023, ordonnant la réintégration de l’agent. Face à cette suspension, la rectrice a adopté une nouvelle stratégie. Par un arrêté du 11 avril 2023, elle a retiré sa décision initiale de résiliation et, par un second arrêté du même jour, a prononcé une exclusion temporaire de fonctions d’une durée de vingt-quatre mois prenant effet au 6 janvier 2023, évitant ainsi de sanctionner deux fois, pour les mêmes faits, l’agent.
Cette nouvelle sanction a également été contestée devant le tribunal administratif qui, par un jugement du 31 mai 2024, l’a annulée en la considérant disproportionnée. Le ministre de l’éducation nationale a formé appel de cette décision.
La Cour administrative d’appel rappelle d’emblée le principe selon lequel il appartient au juge de l’excès de pouvoir de rechercher si les faits reprochés constituent effectivement des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes. Ce contrôle de proportionnalité n’est pas une simple vérification formelle, mais exige une appréciation concrète de la situation par le juge.
En l’espèce, la Cour procède à une analyse minutieuse des faits. Elle souligne plusieurs éléments particulièrement aggravants. Tout d’abord, les violences ne constituent nullement un fait isolé ou ponctuel, mais se sont reproduites durant plusieurs mois. Ensuite, elles ont été commises sur un mineur de quinze ans par une personne chargée d’une mission de service public, circonstances aggravantes retenues par le juge pénal. Enfin, et c’est peut-être l’élément le plus marquant, ces violences ont entraîné une incapacité totale de travail d’un mois et des troubles psychologiques si importants que seul le changement d’établissement et une prise en charge en urgence ont permis à l’enfant de se reconstruire.
La Cour relève également que l’enfant connaissait des difficultés d’apprentissage, ce qui accentuait sa vulnérabilité. Elle insiste sur le fait que les violences physiques s’accompagnaient de propos intimidants, créant ainsi un climat de terreur pour l’élève.
Au regard de l’ensemble de ces circonstances, la Cour estime que la rectrice de l’académie de Normandie a pu, sans disproportion, décider d’exclure l’enseignant de ses fonctions pour une durée de vingt-quatre mois. Cette sanction, qui se situe au niveau le plus élevé du troisième groupe des sanctions applicables aux maîtres contractuels, apparaît proportionnée à la gravité des faits commis et aux conséquences dramatiques qu’ils ont eues sur l’enfant victime.
Cette appréciation témoigne d’une certaine sévérité de la Cour, mais qui s’explique aisément au regard de la nature des faits en cause. Les violences sur mineurs commises par des personnes en position d’autorité sont considérées comme particulièrement graves car elles trahissent la confiance placée dans l’institution scolaire et peuvent avoir des conséquences durables sur le développement psychologique de l’enfant.
Rappelons que la Cour ne pouvait aggraver la sanction prononcée; elle est donc allé au maximum de ses possibilités puisqu’elle ne peut que confirmer ou réformer, à la baisse, la sanction prononcée par l’administration.Cependant, si la Cour valide la proportionnalité de la sanction, elle censure toutefois son application rétroactive. La décision du 11 avril 2023 prévoyait en effet que l’exclusion temporaire de vingt-quatre mois prendrait effet au 6 janvier 2023, soit à une date antérieure à sa notification.
La Cour rappelle ici un principe fondamental du droit administratif : le principe de non-rétroactivité des décisions administratives, consacré depuis 1948. Ce principe, qui découle de la sécurité juridique, s’oppose à ce qu’une décision produise des effets avant sa notification ou son entrée en vigueur. Une sanction disciplinaire ne peut donc prendre effet avant la date à laquelle elle est prononcée et notifiée à l’intéressé.
En l’espèce, l’administration avait sans doute voulu faire coïncider le point de départ de la sanction avec la date à laquelle aurait dû prendre effet la première décision de résiliation du 15 décembre 2022. Cette tentative de « rattrapage » se heurte cependant au principe de non-rétroactivité. Peu importe que l’agent ait été suspendu entre-temps ou que la première décision ait été retirée, la nouvelle sanction ne peut produire d’effets qu’à compter de son prononcé.
La Cour annule donc la décision du 11 avril 2023 en tant seulement qu’elle prend effet de façon rétroactive à compter du 6 janvier 2023. Cette annulation partielle est particulièrement intéressante : elle ne remet pas en cause le principe même de la sanction ni sa durée, mais seulement sa date d’effet. L’exclusion temporaire de vingt-quatre mois demeure donc applicable, mais ne peut prendre effet qu’à compter du 11 avril 2023. C’est donc, par l’effet d’une application stricte de la garantie des droits, un allongement de la sanction d’un point de vue concret qui en résulte.
L’enseignant sanctionné avait également soulevé plusieurs moyens tirés du non-respect des garanties procédurales devant la commission consultative mixte siégeant en conseil de discipline. La Cour examine chacun de ces moyens avec attention, mais les écarte tous.
Concernant le rapport de saisine de la commission, la Cour précise qu’aucune disposition n’impose à l’administration de le communiquer à l’agent avant la séance. L’essentiel est que ce rapport soit lu en séance et que l’agent ait été informé des faits qui lui sont reprochés. En l’espèce, le rapport a été mis à disposition des membres de la commission le 22 septembre 2022 et l’enseignant a pu en prendre connaissance le matin même de la séance du 19 octobre 2022.
S’agissant de la convocation à la commission, la Cour estime que le fait qu’elle ait été signée par la directrice académique au nom de la rectrice, alors que c’est cette même directrice qui a présidé la commission, n’a privé l’agent d’aucune garantie de procédure et n’a exercé aucune influence sur le sens de l’avis émis.
La Cour écarte enfin également le moyen tiré de l’absence de communication de l’avis du conseil de discipline avant l’intervention de la sanction, aucune disposition légale ou réglementaire n’imposant une telle communication. De même, le non-respect du délai d’un mois imparti à la commission pour rendre son avis demeure sans incidence dès lors que ce délai n’est pas édicté à peine de nullité.
Au final, la Cour administrative d’appel adopte une position équilibrée. Elle réforme le jugement du tribunal administratif en tant qu’il avait considéré la sanction comme disproportionnée, validant ainsi une exclusion temporaire de vingt-quatre mois pour des faits objectivement graves. Mais dans le même temps, elle annule partiellement cette sanction en tant qu’elle méconnaissait le principe de non-rétroactivité.
Cette décision illustre bien la difficulté pour l’administration de trouver la juste réponse face à des faits aussi graves. La première sanction de résiliation du contrat, la plus lourde possible, a été suspendue par le juge des référés. La seconde sanction, moins sévère mais néanmoins significative avec ses vingt-quatre mois d’exclusion, est validée dans son principe mais censurée dans ses modalités d’application.
On peut y voir une illustration du contrôle exercé par le juge administratif sur les sanctions disciplinaires : un contrôle rigoureux quant au respect des principes fondamentaux du droit administratif, mais qui laisse une marge d’appréciation à l’administration pour graduer la sévérité de la sanction en fonction de la gravité des fautes commises, particulièrement lorsqu’il s’agit de protéger des mineurs dans le cadre scolaire.
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