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éviction d’un commerçant d’un marché alimentaire : quand l’absence de procédure contradictoire engage la responsabilité de la commune

La Cour administrative d’appel de Versailles vient de rendre une décision particulièrement instructive en matière de responsabilité des collectivités territoriales dans la gestion des marchés publics d’approvisionnement. Dans son arrêt du 27 novembre 2025, elle condamne la commune de Boulogne-Billancourt à verser plus de 25 000 euros à un commerçant pour une exclusion définitive jugée non seulement irrégulière mais également disproportionnée.

L’affaire trouve son origine dans la situation d’un traiteur afro-caribéen exploitant depuis plusieurs années un stand sur les marchés Escudier et Billancourt. Le 5 juillet 2019, le maire prononce son exclusion définitive après avoir constaté qu’il employait un salarié non déclaré à l’URSSAF et dépourvu de contrat de travail. Cette décision, prise sans procédure contradictoire préalable, avait déjà été annulée par le tribunal administratif pour vice de procédure. La question posée à la Cour portait désormais sur l’engagement éventuel de la responsabilité de la commune et l’indemnisation des préjudices allégués.

La décision de la Cour apporte plusieurs enseignements majeurs sur les conditions d’engagement de la responsabilité pour faute d’une collectivité locale et sur l’appréciation de la proportionnalité des sanctions disciplinaires en matière d’occupation du domaine public.

Sur le premier point, la Cour confirme que l’absence de procédure contradictoire ne constitue pas en soi une faute génératrice de responsabilité. Elle procède à une analyse plus fine en examinant si la décision aurait pu légalement intervenir à l’issue d’une procédure régulière. C’est ici que réside l’originalité du raisonnement juridictionnel. La Cour relève plusieurs éléments factuels essentiels : aucun fait similaire n’avait été reproché antérieurement au commerçant qui exerçait depuis de nombreuses années, celui-ci avait alerté son comptable le jour même de la décision pour régulariser la situation, la régularisation est effectivement intervenue trois jours plus tard, et l’embauche présentait un caractère relativement récent.

Au regard de ces circonstances, la Cour juge que la mesure d’exclusion définitive revêt un caractère disproportionné. Elle en déduit que le commerçant aurait pu, dans le cadre d’une procédure contradictoire, convaincre le maire de prendre une décision moins sévère. Partant, puisque la décision n’aurait pu légalement intervenir à l’issue d’une procédure régulière, l’illégalité devient fautive et engage la responsabilité de la commune. Cette approche témoigne d’un contrôle approfondi de la proportionnalité des sanctions, même lorsque la faute du commerçant est avérée.

La Cour écarte en revanche l’argument tiré du détournement de pouvoir. Le commerçant soutenait que son exclusion visait en réalité à le remplacer par un concurrent de même spécialité, intégré sur le marché dix jours auparavant. Les juges estiment que cette seule circonstance temporelle ne suffit pas à établir un détournement de pouvoir, d’autant que la commune démontre que plusieurs commerçants de spécialités similaires coexistent sur ses marchés.

S’agissant de l’exécution de l’ordonnance de référé ayant suspendu la décision d’exclusion, la Cour considère qu’un délai de trois semaines entre la notification de l’ordonnance et la réintégration effective du commerçant demeure raisonnable et ne caractérise aucune faute imputable à la commune.

La décision apporte également des précisions intéressantes sur les limites de la responsabilité communale dans la gestion des marchés exploités en régie directe. La Cour juge que la commune ne peut être tenue pour responsable des agissements de l’association des commerçants, même si celle-ci perçoit des subventions municipales et dispose de représentants dans les commissions paritaires. Cette association ne saurait être regardée comme un service de la commune en l’absence de délégation de service public. De même, la Cour estime que la commune n’a pas rompu le principe d’égalité de traitement entre occupants du domaine public en matière de remise des clés, dès lors qu’elle établit avoir donné au commerçant les moyens d’accéder à son stand dans des conditions satisfaisantes.

Concernant les violences et menaces dont le commerçant se prétendait victime, la Cour relève que la commune a réagi de manière appropriée en organisant des réunions de médiation et en prononçant des exclusions temporaires à l’encontre des protagonistes d’altercations. Elle n’a donc pas commis de faute par carence.

L’évaluation des préjudices constitue un autre aspect remarquable de l’arrêt. La Cour fait preuve de rigueur dans l’appréciation du lien de causalité et de l’existence même des préjudices allégués. Elle accorde l’indemnisation de la perte de marge bénéficiaire, chiffrée à près de 25 000 euros sur la période d’exclusion, en s’appuyant sur les attestations de l’expert-comptable et les documents comptables produits. Elle écarte l’argument de la commune selon lequel le caractère précaire des autorisations d’occupation rendrait ce préjudice incertain, relevant que ces autorisations étaient continuellement renouvelées depuis 2013.

En revanche, la Cour rejette l’indemnisation du préjudice lié à l’impossibilité d’ouvrir un restaurant, faute de lien de causalité établi entre l’exclusion et le refus bancaire d’octroyer un prêt. Elle refuse également d’indemniser un prétendu préjudice commercial distinct de la perte de marge, le commerçant ne justifiant pas avoir effectivement été condamné à payer des loyers impayés ni avoir supporté des charges supplémentaires du fait de l’interruption de son activité. Le préjudice matériel lié à des vols et dégradations est également écarté, l’intéressé ne produisant aucun dépôt de plainte et la facture versée au dossier étant antérieure à la période d’exclusion.

Le préjudice d’image n’est pas davantage retenu, le commerçant se bornant à affirmer que son éviction aurait influencé défavorablement sa clientèle sans l’établir. Seul un préjudice moral est reconnu et évalué à 1 000 euros, montant modeste qui traduit la volonté de la Cour de sanctionner symboliquement l’atteinte portée à la situation du commerçant tout en maintenant l’indemnisation dans des limites raisonnables.

Cette décision illustre l’équilibre délicat que doivent respecter les collectivités territoriales dans l’exercice de leur pouvoir de police des marchés. Si elles disposent d’une marge d’appréciation étendue pour sanctionner les manquements des occupants du domaine public, elles demeurent tenues de respecter le principe de proportionnalité et les garanties procédurales. L’arrêt rappelle que le vice de procédure peut devenir une faute génératrice de responsabilité lorsque la sanction prononcée apparaît disproportionnée au regard des circonstances de l’espèce. Il souligne également l’importance d’une motivation circonstanciée des mesures d’exclusion définitive et la nécessité de prendre en compte les efforts de régularisation entrepris par les commerçants concernés.

CAA Versailles, 5e ch., 27 nov. 2025, n° 24VE00636

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