Le régime juridique des arrêtés ordonnant l’abattage d’animaux en cas d’épizootie
Face à la propagation de maladies animales contagieuses, l’administration dispose de pouvoirs étendus pour ordonner l’abattage d’animaux d’élevage. Ce régime juridique, codifié au Code rural et de la pêche maritime, soulève des questions délicates d’équilibre entre impératifs sanitaires et droits des éleveurs. L’actualité récente, marquée par les crises de la grippe aviaire et de la dermatose nodulaire contagieuse, a remis sur le devant de la scène ces dispositifs d’exception.
Le fondement législatif : la police sanitaire vétérinaire
Le régime juridique de l’abattage sanitaire repose sur les dispositions du Code rural et de la pêche maritime, et notamment sur les articles L. 223-1 à L. 223-19 relatifs à la police sanitaire. Ces textes s’inscrivent dans un cadre européen harmonisé, le règlement UE 2016/429 relatif aux maladies animales transmissibles établissant les grandes lignes de la lutte contre les dangers zoosanitaires au sein de l’Union.
L’article L. 223-8 constitue la pierre angulaire du système. Il permet au préfet, après constatation d’une maladie réglementée, de prendre un arrêté portant déclaration d’infection. Cet arrêté peut entraîner l’application de diverses mesures, dont l’abattage des animaux malades, contaminés ou ayant été exposés à la contagion, ainsi que des animaux suspects d’être infectés ou en lien avec des animaux infectés.
Les maladies concernées figurent sur une liste établie par arrêté ministériel. Il s’agit principalement de dangers sanitaires de première catégorie, tels que la fièvre aphteuse, la brucellose bovine, la tuberculose bovine ou plus récemment la dermatose nodulaire contagieuse. Pour certaines pathologies particulièrement graves comme la rage, la loi prévoit que l’abattage ne peut être différé sous aucun prétexte dès lors que la maladie est constatée.
L’articulation des compétences : préfet, maire et services vétérinaires
Le dispositif de police sanitaire met en jeu plusieurs acteurs aux rôles complémentaires. Le maire joue un rôle d’alerte en avertissant d’urgence le préfet de tout cas d’épizootie signalé sur le territoire de la commune. Il peut également prendre des mesures provisoires jugées utiles pour arrêter la propagation de la maladie, dans l’attente de l’intervention du préfet.
Le préfet constitue l’autorité centrale du système. C’est lui qui prend l’arrêté de mise sous surveillance en cas de simple suspicion de maladie réputée contagieuse, puis l’arrêté portant déclaration d’infection une fois la maladie confirmée. Sur instruction du ministre chargé de l’agriculture, il peut également déclencher un plan d’urgence départemental préparé à l’avance pour les maladies les plus graves.
Les services vétérinaires, placés sous l’autorité du directeur départemental de la protection des populations, assurent la dimension technique. Les vétérinaires sanitaires effectuent les visites d’animaux suspects, réalisent les prélèvements nécessaires et établissent les rapports qui serviront de base aux décisions administratives. Leur expertise est déterminante pour qualifier la situation épidémiologique et orienter les mesures à prendre.
Le contenu et la portée de l’arrêté d’abattage
L’arrêté préfectoral portant déclaration d’infection peut ordonner plusieurs types de mesures graduées. L’abattage peut être sélectif, ne concernant que les animaux effectivement malades ou contaminés. Il peut être partiel, visant un lot identifié au sein d’un cheptel. Il peut enfin être total, conduisant au dépeuplement complet de l’exploitation lorsque le risque de contamination de l’ensemble du troupeau est établi.
L’arrêté doit préciser le périmètre géographique concerné et les modalités pratiques de mise en œuvre. Il fixe généralement un délai impératif pour procéder à l’abattage, délai dont le non-respect peut avoir des conséquences graves. Ainsi, comme le relève la jurisprudence, l’absence d’abattage dans les délais prescrits peut faire perdre à la France son statut indemne de certaines maladies, avec des répercussions sur les échanges commerciaux au sein de l’Union européenne et vers les pays tiers.
L’arrêté s’accompagne de mesures complémentaires destinées à prévenir la propagation : interdiction de mouvements d’animaux, obligation de désinfection des locaux et du matériel, destruction des produits contaminés, limitation ou interdiction de la circulation des personnes et des véhicules dans un périmètre déterminé. Pour la fièvre aphteuse, des dispositions spécifiques permettent même d’interdire tout rassemblement de personnes risquant de favoriser la propagation de l’épizootie.
Le contrôle juridictionnel : référé suspension et référé liberté
Les éleveurs disposent de voies de recours pour contester les arrêtés d’abattage. Le recours pour excès de pouvoir au fond permet d’obtenir l’annulation de l’acte, mais ses délais d’instruction sont incompatibles avec l’urgence sanitaire. C’est donc vers les procédures d’urgence que se tournent naturellement les requérants.
Le référé suspension, prévu à l’article L. 521-1 du code de justice administrative, exige la démonstration d’une urgence et d’un doute sérieux sur la légalité de la décision. Les éleveurs peuvent invoquer l’incompétence de l’autorité, un vice de procédure, l’erreur manifeste d’appréciation ou encore la violation du principe de proportionnalité. Ils contestent notamment la nécessité d’un abattage total lorsque des mesures alternatives moins radicales, comme l’isolement ou la vaccination, apparaissent suffisantes au regard de la situation épidémiologique.
Certains requérants ont tenté d’utiliser le référé liberté fondé sur l’article L. 521-2, invoquant une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Cette stratégie se heurte toutefois à la jurisprudence administrative. Dans une ordonnance remarquée concernant un cas de brucellose, le juge des référés a rappelé que le droit de propriété, bien que constitutionnellement protégé, n’est pas absolu et peut être limité par des impératifs d’intérêt général. La mesure d’abattage, lorsqu’elle est suffisamment motivée et proportionnée au but poursuivi, ne porte pas une atteinte manifestement illégale à la propriété, d’autant qu’elle s’accompagne d’une indemnisation.
Le juge apprécie la proportionnalité de la mesure en tenant compte de plusieurs facteurs : la nature de la maladie et ses conséquences potentielles sur la santé animale ou humaine, la situation épidémiologique locale, les moyens alternatifs disponibles, et les conséquences économiques pour l’éleveur. Il prend également en considération les enjeux de santé publique vétérinaire et les obligations internationales de la France en matière de statut sanitaire.
Le régime d’indemnisation : principes et modalités
L’article L. 221-2 du Code rural pose le principe selon lequel l’abattage ordonné par l’administration dans le cadre de la lutte contre un danger sanitaire de première catégorie ouvre droit à indemnisation. Cette indemnisation vise à réparer le préjudice subi par l’éleveur du fait d’une mesure prise dans l’intérêt général de la santé publique vétérinaire.
Les modalités concrètes sont fixées par des arrêtés conjoints du ministre de l’Agriculture et du ministre des Finances, qui varient selon les maladies concernées. L’indemnisation porte généralement sur plusieurs éléments : la valeur des animaux abattus, calculée selon des barèmes établis par catégorie d’animaux et tenant compte de leur âge et de leur potentiel productif, les opérations de nettoyage et de désinfection réalisées par une entreprise agréée, la collecte, le transport et l’élimination des cadavres, ainsi que parfois la destruction de produits contaminés comme le lait ou les œufs.
Pour certaines crises majeures, comme les épizooties de grippe aviaire ou de dermatose nodulaire contagieuse, l’État a mis en place des dispositifs d’indemnisation économique complémentaires. Ces dispositifs prennent en compte les pertes de marge brute pendant la période de restrictions sanitaires, le vide sanitaire imposé avant repeuplement, et les surcoûts liés à la crise. Des acomptes sont versés rapidement aux éleveurs pour répondre à leur détresse financière, le solde intervenant après expertise définitive.
L’indemnisation peut être réduite ou refusée en cas de manquements constatés aux règles sanitaires chez l’éleveur, notamment en matière de biosécurité ou de déclaration des maladies. À l’inverse, lorsque l’éleveur obtient l’annulation contentieuse d’une mesure d’abattage en raison de son illégalité, il peut demander réparation intégrale de son préjudice sur le fondement de la responsabilité pour faute de l’administration.
Lorsqu’aucune indemnisation n’a été prévue par un texte applicable, l’éleveur peut solliciter une réparation sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques. Le juge administratif a reconnu ce fondement dans plusieurs décisions pour compenser les effets d’un abattage imposé sans dispositif d’indemnisation, considérant que la charge particulière et anormale subie par l’éleveur dans l’intérêt de la collectivité justifie une compensation.
Les enjeux actuels et les perspectives d’évolution
Le régime juridique des abattages sanitaires fait l’objet de débats récurrents au sein du monde agricole. Les organisations professionnelles plaident pour une meilleure prise en compte de la valeur réelle des animaux et du patrimoine génétique constitué sur plusieurs générations, ainsi qu’une indemnisation plus complète des pertes d’exploitation qui peuvent s’étendre sur plusieurs années.
La question de la proportionnalité des mesures est également au cœur des controverses. Certains syndicats agricoles contestent la systématicité des abattages totaux, plaidant pour un recours accru à des stratégies alternatives comme la vaccination ciblée, l’isolement renforcé ou l’abattage sélectif après tests individuels. Ces débats illustrent la tension permanente entre l’objectif d’éradication rapide des foyers épizootiques et la préservation des intérêts économiques des éleveurs.
L’Union européenne travaille à une harmonisation accrue des protocoles sanitaires entre États membres, pour éviter que les disparités de traitement ne créent des distorsions de concurrence. Le développement de nouveaux outils diagnostiques permettant une détection plus précoce et plus précise des maladies pourrait également faire évoluer les stratégies de lutte, en permettant des interventions plus ciblées et moins traumatisantes pour les filières d’élevage.
La crise récente de dermatose nodulaire contagieuse a montré l’importance d’une communication claire et rapide entre les autorités sanitaires et les éleveurs. Le déploiement de plans de vaccination d’urgence, combiné au maintien d’abattages ciblés, pourrait préfigurer une approche plus graduée de la gestion des épizooties, conciliant mieux efficacité sanitaire et acceptabilité sociale des mesures.
Voir également: TA Marseille, 20 mai 2015, n° 1303353 ; TA Grenoble, 28 juin 2016, n° 1305927 ; TA Pau, ch. 1, 15 avr. 2024, n° 2201832.
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