
Suicide d’un enfant harcelé à l’école : l’État est il responsable?
Le Tribunal administratif de Versailles a rendu le 26 janvier 2017 une décision importante et douloureuse concernant la responsabilité de l’État dans le suicide d’une collégienne victime de harcèlement scolaire. Ce jugement, au-delà de son aspect tragique, pose des jalons essentiels sur les obligations de l’institution scolaire face au harcèlement.
Une élève de 4ème se suicide à son domicile le 13 février 2013. Elle laisse une lettre adressée au collège, datée du jour même, dans laquelle elle cite six termes injurieux et menaçants adressés la veille à son encontre par des élèves sur son compte Facebook, et écrit : « Vous allez beaucoup trop loin dans cette histoire. Les parents et les deux autres enfants mineurs de la famille demandent la condamnation de l’État à leur verser 410 000 euros en réparation de leurs préjudices matériels et moraux, ainsi qu’une injonction de mettre en place un cadre réglementaire de traitement du harcèlement scolaire.
La question de la compétence : défaut d’organisation vs faute individuelle
Le tribunal commence par un rappel essentiel sur la répartition des compétences entre juridictions judiciaire et administrative.
L’article L. 911-4 du code de l’éducation prévoit que la responsabilité de l’État se substitue à celle des membres de l’enseignement public lorsqu’un fait dommageable est commis par ou au détriment d’élèves pendant la scolarité, dans le cadre d’une surveillance effective. Dans ce cas, le contentieux relève du juge judiciaire.
Le tribunal rappelle que ces dispositions sont inapplicables lorsque le préjudice trouve son origine dans un défaut d’organisation du service. Dans cette hypothèse, c’est le juge administratif qui est compétent.
Distinction fondamentale :
- Faute individuelle d’un enseignant identifié dans l’exercice de sa surveillance → juge judiciaire
- Défaillance systémique du service public de l’enseignement → juge administratif
Le tribunal précise que le défaut d’organisation peut être révélé par un ensemble de fautes qui, prises individuellement, auraient pu relever de l’article L. 911-4.
La démonstration du défaut d’organisation : une accumulation de manquements
Le tribunal retient trois séries d’éléments démontrant le défaut d’organisation du service.
1. La réalité du harcèlement : des faits incontestables
Le juge établit la matérialité du harcèlement :
- Depuis décembre 2012 : messages injurieux sur Facebook à l’encontre de la victime.
- À partir de janvier 2013 : intensification des échanges agressifs
- Le 12 février 2013 pendant le cours d’EPS : attroupement de collégiens qui menacent physiquement la victime., motivé par la diffusion d’un terme injurieux qui lui était attribué
- Le 12 février 2013 pendant la récréation : nouvel attroupement dans la cour pour lui adresser des messages injurieux et menaçants par messagerie téléphonique, alors qu’elle avait quitté le collège
Point essentiel : le tribunal souligne que si Facebook a été « le principal vecteur matériel de cette hostilité, il n’en a pas été le lieu unique ». Le harcèlement se déroulait aussi physiquement dans l’établissement.
2. Les multiples alertes des parents : une chronologie accablante
Le tribunal relève, sans être « sérieusement contredit » par l’administration, une série d’alertes lancées par la mère de la victime. :
Octobre 2012 : lors d’une réunion parents-professeurs, demande au principal et au professeur principal de rétablir la discipline dans la classe de l’élève.
Novembre 2012 :
- Demande de changement de classe pour soustraire sa fille au comportement de certains élèves
- Deux appels au principal pour mettre fin aux humiliations et intimidations quotidiennes → réponse limitée à des « propos rassurants et apaisants »
- Sollicitation de la secrétaire administrative pour soutenir la demande de changement de classe
Décembre 2012 :
- À deux reprises, après que B. F. ait éclaté en sanglots au domicile suite à des brimades et insultes en classe → le principal ne répond pas aux appels téléphoniques
- Le 7 décembre, après avoir alerté sur la gravité du mal-être de sa fille, demande au professeur principal de la prévenir en cas de changement de comportement
Constat implacable : « ces différentes alertes intervenues pendant le premier trimestre de l’année scolaire 2012-2013 n’ont pas été prises en compte par le collège ».
3. L’inefficacité du dispositif de prévention
L’administration invoque une « politique active de lutte contre le harcèlement » mise en place dans l’établissement. Le tribunal démolit cet argument :
- Une note d’enquête des inspecteurs d’académie mentionne que la classe de 4ème C était « considérée comme difficile »
- Des « actions de prévention » auraient été effectuées l’année précédente, « sans plus de précisions »
- La note conclut à la nécessité de « poursuivre et accentuer la prévention », aveu implicite d’insuffisance
- Critique sévère : cette note « n’analyse pas la mise en œuvre de cette politique de lutte contre le harcèlement, ni ne tente d’expliquer l’inefficacité de cette politique de prévention »
4. L’absence de réaction face aux événements du 12 février
Point décisif : l’administration ne conteste ni la réalité de l’attroupement hostile pendant le cours d’EPS en présence du professeur principal, ni celui de la récréation en présence du personnel de surveillance.
Le tribunal estime que « les évènements du 12 février 2013, survenant après les alertes faites par la mère de B. F. pendant le premier trimestre de l’année scolaire, auraient dû conduire les personnels concernés par les activités d’enseignement et de surveillance à :
- Prêter une attention particulière aux relations entre les élèves
- S’intéresser à la cause de phénomènes tels que des attroupements, notamment lorsqu’ils survenaient pendant un cours
- Mettre en place les mesures destinées à y mettre un terme
- Prendre des mesures de nature à prévenir le geste de la victime »
Conclusion : « l’absence de réaction appropriée à des évènements et des échanges hostiles entre élèves qui se déroulaient pour partie sur les lieux et pendant les temps scolaires caractérise un défaut d’organisation du service public de l’enseignement de nature à engager la responsabilité de l’administration. »
Le partage de responsabilité : une atténuation contestable
Malgré la reconnaissance du défaut d’organisation, le tribunal limite la responsabilité de l’État à un quart des conséquences dommageables.
- Les échanges sur Facebook : « pour une partie importante d’entre eux », ils ont eu lieu « sur des sites électroniques ne relevant pas de la surveillance du service public de l’enseignement »
- La brièveté du délai : les échanges « déterminants » se sont déroulés « pendant les quarante-huit heures précédant le suicide », ce qui était « de nature à limiter l’efficacité du dispositif de prévention qui aurait dû être mis en place »
Ce partage de responsabilité pose question :
- Le harcèlement durait depuis plusieurs mois (au moins depuis octobre 2012)
- Les alertes répétées des parents ont été systématiquement ignorées
- Les attroupements hostiles se sont déroulés dans l’établissement, en présence d’enseignants et de surveillants
- La preuve d’un dispositif de prévention efficace n’est pas rapportée
Le tribunal reconnaît d’ailleurs que « la preuve n’est pas rapportée de ce que des enseignants ou des membres du personnel du collège aient eu accès aux échanges entre collégiens sur le site Facebook », écartant ainsi un argument de la défense.
Les indemnisations : des montants symboliques
Le tribunal condamne l’État à verser :
- 10 000 euros aux parents au titre de leur préjudice moral personnel
- 6 000 euros aux parents en leur qualité de représentants légaux de leurs deux autres enfants mineurs
- 2 000 euros aux héritiers de B. F. au titre des souffrances morales qu’elle a endurées
Total : 18 000 euros (sur 410 000 euros demandés ).
Ces montants, eu égard au drame survenu, apparaissent dérisoires. Ils s’expliquent par le partage de responsabilité retenu (1/4 imputable à l’État), mais interrogent sur la valorisation du préjudice moral dans de telles circonstances.
Le tribunal rejette la demande de 10 000 euros au titre du préjudice matériel, faute d’éléments justificatifs.
Les suites législatives et réglementaires
Depuis cette décision, le cadre juridique du traitement du harcèlement scolaire a évolué:
- Loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance
- Loi du 2 mars 2022 visant à combattre le harcèlement scolaire, créant un délit spécifique
- Circulaires ministérielles renforçant les obligations des établissements
Ces évolutions législatives démontrent, a posteriori, la pertinence de la demande d’injonction formulée par les parents dans cette affaire.
Conclusion : une reconnaissance en demi-teinte
Ce jugement constitue une avancée importante dans la reconnaissance de la responsabilité de l’institution scolaire face au harcèlement. Il établit plusieurs principes essentiels :
✓ Le défaut d’organisation du service peut être caractérisé par une accumulation de manquements
✓ Les alertes répétées des parents créent une obligation de réaction concrète
✓ La présence passive des personnels ne suffit pas : une surveillance active est requise
✓ Le cyberharcèlement ne déresponsabilise pas l’école si ses effets se manifestent dans l’établissement
Toutefois, ce jugement déçoit également :
✗ Le partage de responsabilité (1/4 seulement) minimise la gravité des manquements
✗ Les indemnisations sont symboliques au regard du drame
✗ Le refus d’injonction réglementaire manque une occasion de progrès systémique
Au final, cette décision rappelle que le harcèlement scolaire n’est pas une fatalité relevant de la seule responsabilité des élèves ou de leurs familles. L’institution scolaire a un devoir de protection active, et son inaction face à des alertes répétées engage sa responsabilité.
Tribunal administratif de Versailles, 26 janvier 2017, n° 1502910